En 1930, un père de famille, attentif à l’attrait de sa fille pour la musique, décide de lui acheter un piano. Le seul magasin de la ville qui en fabriquait n’était pas très loin de la maison. Le père et la fille partirent main dans la main. Le choix fut facile, car Eugénie fut tout de suite séduite par ma couleur, les torsades ornant mes pieds et les dentelles sculptées sur le haut.
C’est depuis cette époque que je fais partie de la famille.
Malgré mon grand âge, je suis toujours droit.
Les couches de bois précieux qui constituent mon ossature ont perdu bien sûr leur odeur, un peu compensée par la cire. La lampe de piano aidant, les bougies ne brûlent plus dans les chandeliers dorés de ma façade.
Cette petite Eugénie était douce, appliquée, respectant les consignes. Sa jolie robe empesée recouvrait le tabouret. Elle suivait les partitions utilisant la pédale douce. Alors une belle mélodie inondait la pièce. J’étais heureux.
Quelques années plus tard, sa fille Brigitte, sous la demande pressante de ses parents, suivait des cours tous les jeudis. Un vieux professeur venait à la maison avec sa règle en fer qui servait à lui taper les doigts à la moindre fausse note. À chaque fois mes touches en ivoire étaient choquées, comme couvertes de bleus. Heureusement, j’en ai quatre-vingt-huit et il m’en reste quelques-unes, intactes. Les barres de renfort de ma colonne vertébrale souffraient. L’enfant était souvent en colère et n’utilisait plus que la pédale forte jusqu’à épuisement. La musique hurlait. Elle se levait, arrachait la partition du support du pupitre et donnait des coups de pied de fureur dans le lourd tabouret couvert de tapisserie, qui finissait sa course sur ma carcasse.
Mon bois fendu gémissait.
Je pensais avoir tout vécu, mais c’était sans compter sur les deux petits enfants Théo et Camille. Rien ne leur est interdit. Ils soulèvent le couvercle et le lâchent bruyamment, tapent sur les notes avec leurs jouets, enfoncent des clous dans les interstices. Ils veulent absolument savoir ce qu’il y a à l’intérieur et d’où viennent les sons.
J’aurais aimé que le cache leur tombe sur les doigts, mais même pas ! Les touches sont chahutées et ne reviennent pas entièrement à leurs positions initiales. Impossible pour moi d’émettre une note juste.
Je suis dans un état d’épuisement mécanique et émotionnel dramatique. J’ai perdu tout contrôle et je suis dans l’incapacité de fournir un son correct. On me dit que je fais un burn-out. Encore un mot anglais que je ne comprends pas, mais à 91 ans, j’ai décidé de prendre ma retraite. Je suis oublié dans un grenier en n’ayant comme visite que des araignées qui tissent doucement des toiles autour de mes cordes. Je m’endors rêvant d’une petite musique.
Claude