Un mémorial, c’est fait pour se souvenir, mais comment se souvenir de gens que l’on n’a pas connus ? Lors d’événements que l’on n’a pas vécus ? Peut-être le mieux est-il encore de redonner vie l’espace de quelques instants à ces gens qui ne sont plus que des noms gravés dans la pierre.
Je choisis Jean, 19 ans, et je l’imagine sur ce haut plateau verdoyant, un 21 juillet 1944. Allongé dans l’alpage, un brin d’herbe dans la bouche, un chapeau de paille sur sa joue gauche pour se protéger du soleil, qui déjà amorce sa course vers l’ouest et va bientôt disparaitre derrière la montagne. Ici tout est calme, trop calme, de ce calme qui précède habituellement les orages en cette période de l’année. Depuis presque un mois qu’il est là, il s’ennuie Jean. Certes, il n’aime pas les Boches, mais il a rejoint le maquis sur un coup de tête, juste après le bal de la Saint-Jean, lorsqu’il a vu Antoinette dans les bras de ce bellâtre d’Auguste, et qu’elle n’a même pas daigné lui accorder une danse. On ne peut pas dire qu’il soit malheureux ici. Il a appris le maniement des armes et le reste du temps, c’est la routine. Les nuits dans la grotte, les corvées d’eau, la tambouille, et les tours de garde à guetter l’ennemi ; soit près de la croix, un peu plus bas, au cas où il monterait de la vallée ; soit ici, à scruter le ciel, car les gars en sont sûrs, comme à Vassieux, l’ennemi viendra du ciel.
Pour l’instant tout est calme là-haut, seuls quelques vautours planent majestueusement et sans bruit en direction du mont Aiguille.
Ce qui se passe ensuite, je le raconterai à la lumière, mais aussi à la manière des comptes-rendus historiques que j’ai pu trouver, de façon factuelle et concise.
En fin de journée, le 21 juillet 44, un bataillon allemand très supérieur en nombre, monté de la Richardière, prend à défaut les guetteurs postés près de la Croix marquant l’arrivée au pas de l’Aiguille, et attaque le camp à revers par le haut des falaises. Les maquisards se réfugient dans la grotte et tiennent tête trente heures durant à l’ennemi. Huit d’entre eux vont mourir, dont trois se donnent la mort pour ne pas se rendre. Dix-huit s’échappent par les pentes du pas de l’Aiguille et sont recueillis par les habitants de la Richardière. Lesquels habitants monteront le 24 juillet pour enterrer les corps des huit victimes, qui reposent encore aujourd’hui dans ce lieu paisible.
Jean s’est-il arraché brusquement à la contemplation des vautours et a-t-il couru vers la grotte ? Est-il mort dans les premiers ? Est-il mort d’une balle allemande ou d’une de ses propres balles ? Sa dernière pensée a-t-elle été pour Antoinette ?
Je me tiens là, devant le mémorial, sans doute tout près du lieu où souvent Jean a scruté le ciel, humé l’air des hauts plateaux du Vercors, et observé le soleil couchant embraser l’horizon. Il règne ce même calme limpide, bucolique et rassurant propre aux Préalpes dauphinoises. Et pourtant, il y a ce mémorial en pierres, construit par-dessus les tombes, abrupt, martial, centré par une majestueuse croix de Lorraine et un drapeau tricolore. Sa présence est presque incongrue et ajoute à ce cadre qui aurait pu être idyllique, une impression d’infinie tristesse et de gâchis impardonnable.
Et il se dressera là, pendant longtemps encore, nous rappelant la fureur du vingtième siècle.
Dominique – avril 2021