Nous avions emménagé depuis quelques semaines dans le petit village du Nord-Isère de 1500 âmes, Heyrieux, qui, pour moi, évoquait la vie au Moyen Âge ! Quitter mon Lyon et ses rues animées, ses commerces, sa modernité, la vie quoi, pour se retrouver dans un pays sans trottoirs, sans tout-à-l’égout, aux magasins désuets, aux élus bien installés dans leur routine… Attention, les nouveaux arrivants, ici on ne fait pas de vagues !
Bien sûr, nous étions occupés : le lotissement devait s’achever, les haies, les arbres restaient à planter.
Nous espérions que la municipalité entreprendrait, rapidement, les accès bétonnés sans trous, sans cailloux, ce qui faciliterait la circulation des poussettes. L’année prochaine, nous aurions peut-être, pour ma fille, une place dans l’école maternelle pour les plus de quatre ans, mais il fallait l’agrandir !
Pourquoi nous plaindre, nous étions à la campagne, l’air sentait bon l’herbe fraîche, le soir nous allions chercher le lait tout chaud à la ferme. L’hygiène, vous avez dit hygiène ? Les bidons se rinçaient à l’eau du puits, l’étable suffisamment aérée, les nombreuses mouches pouvaient s’envoler ; les pis des vaches n’étaient pas nets, mais le lait qui en sortait très pur ! Les enfants couraient après les poules, parfois dénichaient un œuf oublié, quel paradis pour eux !
Et puis, rompant cette uniformité, un bruit enfle : début septembre le village organise un Comice Agricole ! Quésaco ? La fête des agriculteurs !
Pendant des jours et des soirées, chaque lieu-dit, chaque lotissement préparera « son char » pour le corso, et les plus beaux auront les honneurs de la presse ! La veille du Comice, se dérouleront les concours de labours, l’exposition des animaux : veaux, vaches, chevaux, chèvres, moutons… et les plus belles bêtes seront primées. Le soir la municipalité organisera un bal populaire avec l’élection de la Reine et ses dauphines. Bref ce sera la grande fête paysanne de tout le canton !
Et le village se réveille. Il faut des milliers de fleurs multicolores pour élaborer, dans le plus grand secret, les chars à thèmes. Les après-midi, les personnes âgées se retrouvent dans les salles municipales et les mains s’activent à la découpe, à l’agrafage des pétales en crépon. Dans chaque foyer, petits et grands froissent les papiers légers pour imiter les fleurs et les cartons s’entassent prêts à être livrés pour l’édification de « son char ». Les bonnes couturières coupent, taillent des tissus fins pour cacher les grillages servant de supports aux fleurs. Les cliques et fanfares de tous les alentours répètent les marches entraînantes pour l’animation du défilé. Les hommes bricoleurs se réunissent le samedi pour la transformation de vieilles charrues en carrosses !
Ainsi, nous voilà tous embarqués dans la préparation de cette fête. Petit à petit nous lions connaissance avec les habitants, les bonjours, les sourires, fleurissent facilement lors des courses. La tension monte : le corso doit être exceptionnel, on doit trouver les tracteurs pour tirer les chars, imaginer des costumes pour enfants et adultes suivant le thème, prévoir des pas de danse en accord avec les musiques, et surtout garder le silence sur « son char ». La surprise doit être cachée dans une grange ou un hangar top secret ! Et les paysans, eux, se préparent pour leurs concours agricoles, où il faut montrer sa force et la beauté de ses bêtes. Une découverte pour nous, anciens citadins !
Le week-end du Comice de cette fin des années 60 resta dans les annales, comme le plus beau, le plus varié, le plus imaginatif, le plus drôle, le plus participatif du siècle !
Évidemment le soufflé du gâteau Comice retomba dès le lundi matin. Le calme revint, la vie reprit son cours lentement à la mode paysanne. Mais notre intégration à nous, gens des villes un peu dédaigneux, auprès de ces paysans habituellement taiseux en fut grandement facilitée.
Au cours des années suivantes, le pays s’est éveillé doucement à la modernité. Cinq mille personnes vivent maintenant à l’ombre de deux clochers : celui de l’église et celui de la mairie et il ne reste plus qu’un seul paysan qui s’accroche à sa terre là-bas dans la plaine. Il n’y aura plus de Comice !
Claudette