Ce matin, Maria se lève à sept heures comme à son habitude. Elle s’apprête à rejoindre la cuisine pour avaler son petit déjeuner. Ensuite, elle pourra se rendre à son bureau en voiture, à travers les routes de campagne, pour éviter les grands axes encombrés aux heures de pointe.
Au même moment, Hacienda termine sa course à pied. Elle vient juste de sortir du bois de pins pour atteindre la clairière. Après une bonne douche rafraîchissante, elle accompagnera son fils à l’école.
Géraud lit distraitement le journal récupéré dans la boîte aux lettres. Ce jour, il a prévu de ranger le garage attenant au domicile, espérant que son genou lui laissera du répit pour cette tâche ennuyeuse certes, mais ô combien nécessaire !
Éline, épouse de Géraud, vient de quitter leur maison. Son auto est juste garée en contrebas. Elle apprécie de conduire en écoutant sa radio préférée même si son trajet ne dure que dix minutes pour atteindre le collège où elle enseigne l’italien.
Bertine et sa sœur Rogette, se chamaillant une nouvelle fois à propos de leurs tenues respectives, vont fermer la porte, prendre leurs bicyclettes pour arriver au gymnase avant que la cloche sonne.
Une odeur de soufre imprègne l’air de ce matin d’avril. Éline est la première à le constater. Elle se bouche machinalement les narines. Pense-t-elle à l’usine éloignée pourtant de vingt kilomètres ?
Quand elle ouvre ses volets, Maria s’étonne de la lumière qui envahit la pièce, une lueur jaunâtre, insolite. Pense-t-elle au sable du désert emmené par le vent ?
Parvenue à l’orée de la futaie, Hacienda perçoit des murmures qui semblent venir du ciel. Elle lève la tête, intriguée. Pense-t-elle à des étourneaux ?
Les deux sœurs n’ont même pas le temps d’enfourcher leurs vélos. Une force étonnante les fait reculer instinctivement. Pensent-elles à une tempête soudaine ?
Géraud peine à se mettre debout. Il ressent un étourdissement et un goût métallique emplit sa bouche. Pense-t-il à une embolie pulmonaire ?
Tous se sentent brutalement attirés comme par magie au centre du village. Ils déboulent telles des marionnettes actionnées par des ficelles sur la place de l’église. Là, assis au sol et formant une ronde, une quarantaine d’individus se tiennent par la main… et les regardent venir, souriants.
Hacienda pousse un cri : parmi eux, elle a reconnu sa mère morte d’un cancer depuis deux ans.
Maria se met à pleurer et court vers son mari, écrasé par son autobus il y a six années de cela.
Bertine et Rogette écarquillent leurs yeux et, ébahies, retrouvent leur amie Gerboise, violée et assassinée dans la forêt trois ans auparavant.
Éline et Géraud, figés, n’osent s’avancer vers leur voisine qui s’était pendue dans leur garage, il y a seulement quelques mois.
Pourtant ils envahissent l’espace, les revenants, joyeux et enthousiastes.
Enthousiasme contagieux.
S’ensuit une journée de folie. Tous les habitants de la bourgade entourés de leurs proches décédés.
Musique, chants, danses, embrassades, retrouvailles, échanges, rires, la fête, la joie.
Élans passionnés hors du temps et de l’espace.
Souffle léger qui a peine à faire onduler les arbustes offerts au printemps.
Personne ne pose de questions. Personne ne veut de réponses. Les ressuscités ont repris leur apparence d’avant leurs drames respectifs. On profite de cette journée extraordinaire, de cet univers où ils sont tous projetés. Personne n’a faim. Personne n’a soif. Les besoins primaires n’ont plus cours.
Le mari entier de Maria joue de sa guitare désaccordée et regarde amoureusement sa femme. Il veut oublier qu’elle manœuvrait si mal les transports en commun.
Gerboise et sa voix de crécelle interpelle ses copines et se moque gentiment de leurs vêtements bariolés. Elle veut chanter. On l’en dissuade tendrement.
La mère d’Hacienda, sans complexes, toujours privée de ses incisives, entoure de ses gros bras musclés sa fille chérie, l’incite doucement à remuer son popotin au rythme du concert improvisé.
Géraud se trémousse, malgré sa patte folle. Il entraîne la voisine dans une valse effrénée. Puis une pause, puis un slow. Éline, indulgente, observe les amants s’embrasser.
Quelqu’un dans la foule crie : « Je suis allé jusqu’au cimetière. Il n’existe plus. À la place, des vaches paissent paisiblement. »
Puis une odeur d’œuf pourri, un goût de sang, un bourdonnement, un brouillard opaque d’où s’échappent des filaments verdâtres, le froid.
La place du village est blanche et vide. Déserte. La lumière a cédé le passage à l’ombre. Mais une ombre fourbe qui n’accompagne plus les corps, mais les neutralise.
Le lendemain, à sept heures, Maria chantonne en dégustant ses tartines confiturées. Son mari lui a pardonné. Elle va pouvoir effacer de sa mémoire ce pied engourdi, qui ne peut appuyer sur le frein du car, le visage affolé de son mari patientant à l’arrêt, le carnage, les hurlements tout autour.
Hacienda gambade à travers les champs. Elle a pu enfin dire à sa maman combien elle l’aimait.
Éline, indulgente, décide d’abolir le passé douloureux. Géraud peut envisager une suite heureuse à leur mariage.
Bertine et Rogette regagnent leur lycée. Il y manquera toujours Gerboise, mais elle repose dans leurs cœurs dorénavant. Elle sait que la police et la justice ont agi. Que le criminel pourrit sous les verrous.
Tant mieux pour Hacienda qui peut ainsi vagabonder librement dans les pinèdes silencieuses, peu fréquentées, qu’elle affectionne tant.
Le cimetière a retrouvé ses tombes. Elles n’ont jamais été aussi fleuries. Au-dessus, une lumière féerique embrase les stèles.
Il y a avant, il y a après. Nul ne saurait dire ce qu’il y a eu pendant.
Maguy